LA DICTÉE DE MÉRIMÉE  

En 1857, l'Impératrice Eugénie (épouse de l'empereur Napoléon III) demanda à l'écrivain Prosper Mérimée une dictée pour distraire la cour. Napoléon III aurait fait soixante-quinze fautes, l'impératrice soixante-deux, Alexandre Dumas fils vingt-quatre, l'écrivain Octave Feuillet dix-neuf et l'ambassadeur d'Autriche Metternich, seulement trois ! À l’annonce des résultats, Alexandre Dumas se serait tourné vers Metternich pour lui demander : « Quand allez-vous, prince, vous présenter à l’Académie pour nous apprendre l’orthographe ? ».

Le texte de cette dictée est reproduit ci-dessous avec 20 fautes. Saurez-vous les identifier ?

« Pour parler sans ambigüité, ce diner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumées de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuissaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.
Quels que soient, quelque exigus qu’aient pu paraître, à côté de la somme dûe, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier, il était infame d’en vouloir, pour cela, à ces fusilliers jumeaux et malbâtis, et de leur infliger une raclée, alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leurs correligionnaires.
Quoiqu’il en soit, c’est bien à tort que la douairière, par un contresens exhorbitant, s’est laissé entraîner à prendre un râteau et qu’elle s'est cru obligée de frapper l’exigent marguillier sur son homoplate vieillie.
Deux alvéoles furent brisés ; une dyssenterie se déclara suivie d’une phtysie et l’imbécillité du malheureux s’accrût.
— Par saint Martin, quelle hémorragie ! s’écria ce béllître.

À cet événement, saisissant son goupillon, ridicule excédent de bagage, il la poursuivit dans l’église toute entière. »

 

ANECDOTE :

Bernard Pivot a composé une nouvelle « dictée de Compiègne », qu'il a lue le 28 septembre 2003 (à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Prosper Mérimée) dans la salle des gardes du château de Compiègne, château supposé être l’endroit où avait été lue la première dictée. C'est ici Napoléon III qui s'exprime d’outre-tombe :

«  Moi, Napoléon III, empereur des Français, je le déclare solennellement aux ayants droit de ma postérité et aux non-voyants de ma légende : mes soixante-quinze fautes à la dictée de Mérimée, c'est du pipeau ! De la désinformation circonstancielle ! De l'esbroufe républicaine ! Une coquecigrue de hugoliens logorrhéiques !
Quels que soient et quelque bizarroïdes qu'aient pu paraître la dictée, ses tournures ambiguës, Sainte-Adresse, la douairière, les arrhes versées et le cuisseau de veau, j'étais maître du sujet comme de mes trente-sept millions d'autres. Pourvus d'antisèches par notre très cher Prosper, Eugénie et moi nous nous sommes plu à glisser çà et là quelques fautes. Trop sans doute. Plus que le cynique prince de Metternich, à qui ce fieffé coquin de Mérimée avait probablement passé copie du manuscrit.
En échange de quoi ?
D'un cuissot de chevreuil du Tyrol ? »

CORRECTION DE LA DICTÉE

Voici le texte de la dictée publié par Léo Claretie en 1900 (tel qu'il apparaît sur le site officiel du Ministère de la Culture). L'emplacement de chaque faute d'orthographe est indiqué par un trait de soulignement.

« Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumés de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.

Quelles que soient, quelque exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier, il était infâme d’en vouloir, pour cela, à ces fusiliers jumeaux et malbâtis, et de leur infliger une raclée, alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leurs coreligionnaires.

Quoi qu’il en soit, c’est bien à tort que la douairière, par un contresens exorbitant, s’est laissé entraîner à prendre un râteau et qu’elle s'est crue obligée de frapper l’exigeant marguillier sur son omoplate vieillie.

Deux alvéoles furent brisés ; une dysenterie se déclara suivie d’une phtisie et l’imbécillité du malheureux s’accrut.

— Par saint Martin, quelle hémorragie ! s’écria ce bélître.

À cet événement, saisissant son goupillon, ridicule excédent de bagage, il la poursuivit dans l’église tout entière. »

EXPLICATIONS

NB : l'orthographe retenue ne tient pas compte des réformes récentes, notamment celle de 1990 qui, entre autres, supprime les accents circonflexes.

AMBIGUÏTÉ : de l'adjectif ambigu au masculin, ambiguë au féminin. Le tréma n'est pas sur le "u", tout comme dans aigu/aiguë, contigu/contiguë, contiguïté, exigu/exiguë, exiguïté et ciguë.

DÎNER : ne pas oublier l'accent circonflexe dans le verbe dîner et le nom dîner. Dans la réforme de 1990, l'accent disparaît.  

SAINTE-ADRESSE : Que Adresse soit une sainte ou non, on met un trait d'union quand il s'agit d'un nom de rue, de ville, etc. Ex : Saint-Étienne, le quartier Saint-Denis, la place Saint-Pierre, rue Saint-Vincent. Lorsqu'il s'agit d'un animal, d'un vin, d'un aliment, on ne met aucune majuscule : un saint-bernard, un saint-émilion, du saint-nectaire. Quand on parle d'un saint, on ne met pas de trait d'union et le mot saint ou sainte ne prend pas de majuscule : saint Martin, saint Pierre.

EMBAUMÉS : "effluve" est masculin. Le
participe passé "embaumés", employé comme adjectif,  s'accorde donc avec "effluves".

CUISSEAU : partie du veau, coupée en deux, qui prend au-dessous de la queue et va jusqu'au rognon, et comprenant le quasi, la culotte, la noix pâtissière, la sous-noix et le jarret. CUISSOT : cuisse de gibier de forte taille. Ex: cuissot de cerf, de chevreuil, de sanglier.

QUELLES QUE SOIENT... LES ARRHES : quel que / quelle que / quels que / quelles que sont des locutions conjonctives de concession, suivies du verbe être au subjonctif. "quel" s'accorde avec le sujet du verbe être. "Quelle que dût être votre opinion, je ne m'en souciai guère". "Quels que puissent être vos désirs, vous ne les accomplirez jamais". Ici, "Quelles" s'accorde avec le féminin pluriel "arrhes".

EXIGUËS : adjectif au féminin pluriel, puisqu'il qualifie les arrhes, qui est un nom féminin pluriel.

DUE : la somme due, les sommes dues, l'emprunt dû, les remboursements dus. Le participe passé du verbe devoir ne prend d'accent circonflexe qu'au masculin singulier, pour ne pas le confondre avec "du" (partitif ou préposition, du = de + le)

INFÂME : cet adjectif  a un accent circonflexe, alors que le substantif infamie n'en a pas.

FUSILIER : nom formé à partir de fusil, ne prend qu'un seul L. Ne pas confondre avec le verbe "fusiller".

CORELIGIONNAIRE : personne de la même religion (co + religion). Il n'y a qu'un seul "r" (ne pas se laisser influencer par "correct" ou "correspondre") et il n'y a pas d'accent sur le "e" de coreligionnaire, bien que la prononciation "é" soit acceptée : [kɔʀ(ə)liʒjɔnε:ʀ] ou [kɔʀeliʒjɔnε:ʀ]. On se demande alors pourquoi l'Académie écrit "corrélation" et "corrélatif" avec deux "r" et un accent aigu sur le "e", ces mots étant formés sur le même modèle que coreligionnaire !

QUOI QU'IL EN SOIT : "quoi que" et non "quoique". Dans "quoi que", quoi est un pronom interrogatif qui a perdu sa connotation interrogative. Pour ne pas confondre "quoi que " et "quoique", sachez qu'on peut remplacer "quoique" par "bien que" dans un contexte donné, puisqu'ils sont synonymes : "quoiqu'il soit allergique au gluten, il en consomme régulièrement" (bien qu'il soit allergique...).

EXORBITANT : excessif, qui dépasse la mesure. Du latin exorbitare (dévier, sortir de l'ornière), formé à partir de ex (hors) et orbita (ornière). Ne pas se laisser influencer par "exhorter" et "exhortation", qui prennent un "h".

CRUE : le participe passé d'un verbe pronominal (ici : se croire) suivi d'un attribut du pronom réfléchi s'accorde avec lui (obligée attribut de se).

EXIGEANT : l'adjectif et le participe présent du verbe exiger ont la même graphie : "exigeant". La forme "exigent" ne peut être que la troisième personne du pluriel du présent ("ils exigent"). La confusion peut provenir de l'influence des adjectifs divergent, convergent, négligent et émergent (dont les participes présents se terminent également par -geant).

OMOPLATE : pas de "h" au début. Il n'y a aucun rapport avec le préfixe "homo-" (issu du grec signifiant "semblable"). Le nom omoplate est féminin, d'où l'accord de "vieillie". On écrit "son omoplate" par euphonie devant une voyelle, son étant ici féminin, ce qui évite l'hiatus "sa omoplate".

DYSENTERIE :  un seul "s". Dysenterie vient du grec δυσεντερία ("mal aux entrailles"). Le "s" de l'élément "dys" (= mal), bien qu'il soit entre deux voyelles, ne se prononce pas [z] mais [s], comme dans dyslexie.

PHTISIE : ce mot s'écrivait autrefois phthisie. Mais pas de "y" dans ce nom qui désigne une affection pulmonaire.

S'ACCRUT :  passé simple du verbe s'accroître. Il n'y a pas d'accent circonflexe sur le "u" parce que accroître est différent du verbe croître qui, lui, prend un accent lorsqu'on peut le confondre avec le verbe croire : il crut (croire), il crût (croître), mais il accrut, il s'accrut. Toutefois, "il s'accrût" serait la forme du subjonctif imparfait, ce qui n'est pas le cas ici.

BÉLÎTRE : homme de rien, sot, importun. Un seul "l" (à la différence de "bellâtre") et un accent circonflexe sur le "i" (comme dans épître et huître). NB : pitre, chapitre et pupitre n'ont pas d'accent.

TOUT ENTIÈRE : tout est ici un adverbe. Les adverbes sont généralement invariables. Pour raison d'euphonie, "tout" se prononce "toute" lorsqu'il se trouve devant une consonne ou un h aspiré. Quand "tout" est un adjectif se rapportant au sujet, il s'accorde : "elle est toute mouillée", "elle est toute honteuse". Mais il reste invariable devant une voyelle ou un h muet : "elle est tout étonnée", "elle est tout horrifiée".